OceanTalk avec Frédéric Le Moigne

Frédéric Le Moigne a reçu le prix 2020 du meilleur scientifique en début de carrière pour la division des sciences océaniques et il a accepté d'être interviewé pour notre premier billet sur le nouveau blog des sciences océaniques.

Frédéric, pouvez-vous nous parler de votre parcours et de votre formation ?

Je suis né et j'ai grandi sur la côte atlantique, près de la baie de Brest en Bretagne, dans l'ouest de la France. En Bretagne, l'océan est une partie importante de la vie. Je me suis toujours vu faire quelque chose en rapport avec l'océan. C'est pourquoi j'ai cherché à obtenir une licence en biologie marine à l'Université de Bretagne occidentale de Brest. J'ai ensuite traversé la Manche jusqu'au Royaume-Uni (à quelques centaines de kilomètres seulement !) pour faire un doctorat au Centre national d'océanographie, à Southampton. C'est là que tout a commencé, j'ai vraiment apprécié mon doctorat, tant d'un point de vue personnel que professionnel. Mes recherches ont été financées par la communauté européenne et j'ai donc voyagé dans toute l'Europe. Après un bref séjour en Allemagne à GEOMAR-Kiel, je suis rentré en France pour y occuper un poste de chercheur permanent. Je suis heureux que ma carrière scientifique m'ait permis de découvrir différents pays. L'Europe est un endroit fantastique pour cela, ma génération est probablement l'une des premières qui considère l'Europe comme un pays grâce à l'accord de Schengen. Je suis profondément attaché à l'idée que l'on puisse traverser les frontières des pays européens sans présenter de pièce d'identité.

Vos recherches vous amènent dans des régions éloignées. Quel est le plus grand défi pour vous lorsque vous travaillez dans des régions éloignées ?

Travailler comme océanographe vous amène dans des endroits étonnants du monde entier qui ne sont pas des destinations de vacances typiques. Les régions polaires en sont un bon exemple, par exemple. L'inconvénient de tant de voyages est que vous êtes souvent loin de votre famille, de vos parents et de vos amis pendant de longues périodes. Nous nous sommes tous habitués à cette séparation, mais c'est encore parfois difficile. L'année dernière, à Noël et au Nouvel An, j'ai passé la découverte du RRS dans l'océan Austral, une période de l'année qui est normalement consacrée à la famille et aux amis.

Une partie de vos recherches actuelles porte sur l'océanographie polaire. Pouvez-vous expliquer brièvement comment les icebergs peuvent influencer la production primaire marine et comment celle-ci pourrait être affectée par le changement climatique ?

Dans les régions éloignées comme l'océan Austral, la croissance de petites algues marines appelées phytoplancton est limitée par la disponibilité de nutriments spécifiques nécessaires en très petites quantités, appelés micronutriments. Les icebergs agissent comme de gigantesques camions de livraison remplis de micronutriments qui pourraient potentiellement fertiliser l'océan Austral. De plus, le réchauffement climatique pourrait augmenter le nombre d'icebergs qui se déversent dans l'océan. Un plus grand nombre d'icebergs pourrait potentiellement accroître l'activité du phytoplancton dans l'océan Austral et donc augmenter le tirage du carbone de l'atmosphère vers l'océan, appelé séquestration du carbone. Cependant, une étude récente (Hopwood et al., 2019, Nature Communications) a montré que tous les icebergs ne sont pas créés égaux. Certains ont tendance à délivrer la plupart de leurs micronutriments dans les eaux côtières, plutôt que dans les eaux du large, lorsqu'ils dérivent et fondent. Cela se produit parce que dans la plupart des icebergs, les micronutriments sont concentrés sur les bords, contrairement à ce que l'on pensait auparavant. Il est donc très important de prendre en considération les types d'icebergs si l'on veut évaluer l'effet de la fonte future des icebergs sur la productivité marine.

 Quels défis devez-vous relever lorsque vous étudiez le transport de la matière organique des eaux de surface vers les profondeurs de l'océan dans différentes régions océaniques ?

Je dirais principalement la logistique. Effectuer un travail de terrain en mer à bord de navires de recherche implique une quantité incroyable de planification avant, pendant et après les expéditions. Les expéditions en mer impliquent toujours beaucoup de monde, depuis les ingénieurs du navire jusqu'à l'équipe de soutien scientifique. C'est comme un petit village en mer où chacun a un rôle à jouer. La science ne serait pas possible sans ces gens. L'étude des flux d'exportation présente ses propres défis. Nous avons l'habitude de déployer des instruments à la dérive dans l'océan pour attraper des flocons de "neige marine" constitués de plancton vieillissant qui tombent de la surface de l'océan vers les profondeurs. La localisation et la récupération de ces instruments dérivants sont parfois compliquées.

Vos recherches portent sur un large éventail de sujets liés à l'écologie, à la biogéochimie et à l'océanographie. Comment avez-vous pu étendre vos connaissances et votre expertise à ce point ?

Cela commence par une solide formation universitaire en océanographie, sous tous ses aspects. Pour comprendre le fonctionnement de la biologie des océans, il faut d'abord avoir une bonne connaissance de la physique et de la chimie des océans. En outre, travailler dans certains des plus grands instituts de recherche océanique du monde vous donne l'occasion de découvrir un très large éventail de programmes de recherche océanique et de travailler avec des personnes issues de milieux scientifiques très différents. Mes connaissances et mon expertise se développent en fonction de cela. Cela permet d'aborder les questions scientifiques sous différents angles.
Vous serez reconnu par la Division des sciences océaniques comme un scientifique exceptionnel en début de carrière en 2020. Quels sont, selon vous, les facteurs personnels et professionnels qui ont conduit à cette grande reconnaissance ?

Il est facile de se laisser décourager par divers aspects de ce travail. Je pense donc qu'il est essentiel d'être persévérant. Il est également important de toujours présenter ses idées à des personnes différentes, avec des antécédents scientifiques différents. Cela vous donne une idée de l'importance et de la pertinence de vos questions scientifiques. Cela permet également d'affiner et d'améliorer vos idées. En tant que scientifiques en début de carrière, nous sommes souvent soumis à un examen minutieux. Il est important d'écouter les critiques et de rendre votre démonstration scientifique meilleure, plus forte et plus compréhensible pour tous.

Quels sont, selon vous, vos principaux défis en tant que scientifique en début de carrière, et comment les relevez-vous ou vous préparez-vous à les relever ?

Il est essentiel de vous donner du temps pour réfléchir à la science. Il est facile de s'impliquer dans trop de choses. Le processus scientifique prend du temps pour mûrir et s'affiner. Les scientifiques en début de carrière sont en quelque sorte poussés à publier des données trop rapidement sans donner le temps à l'interprétation de se développer pleinement. J'ai récemment obtenu un poste permanent de chercheur au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), à l'Institut Méditerranéen d'Océanographie de Marseille, dans le sud de la France. Un tel poste s'accompagne de nombreuses tâches administratives, organisationnelles et de représentation. Mais il me donne aussi une grande liberté de réflexion sur ce que la science devrait faire. C'est essentiel pour concevoir et mettre en œuvre une science à fort impact.

Merci, Frédéric, pour l'entretien que tu as eu pendant ton séjour en mer et pour tes conseils aux autres scientifiques en début de carrière !

Interviewé et édité par Meriel J. Bittner & Gwyn Evans